Bonjour à tous,
J'ouvre ce sujet pour publier toutes les lettres que je possède sur un aïeul, le cousin de mon arrière-grand-mère. Dans mon précédent post sur les lettres de ma famille j'avais déjà publié quelques unes. Seulement ici c'est plus structuré, classé et surtout il y a toute la correspondance. J'ai essayé de faire quelques recherches pour compléter un peu.
Je me demande si c'est mieux lorsque les lettres s'enchainent sans coupure comme à la fin ou si c'est plus agréable lorsque je commente un peu entre les lettres. Dites moi ce que vous en pensez.
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Albert Émile Métral est né le 24 novembre 1890 à Sallanches en Haute-Savoie, son père s’appelle Séraphin et sa mère Marie Catherine née Dayot.
Son degré d’instruction indique qu’il sait lire et écrire. A Sallanches Emile exerce le métier de menuisier.
En octobre 1911 il est appelé pour faire son service militaire. Il est versé au 54eme régiment d’artillerie qui est stationné à Hyères. Cependant, après seulement sept jours il est reformé par un conseil pour cause de « perte d’un grand nombre de dents ». Il rentre donc en Savoie.
La première lettre que nous avons de lui date du 3 mars 1912.
« Cher oncle, chère tante,
Excusez si je tarde un peu à donner de mes nouvelles et vous remercier de votre bonne réception. Je n’ai pas fait un bon voyage j’ai eu mal à la tête toute la journée. Je n’ai pas encore commencé à travailler mais j’ai été chercher des outils hier, chez Louis à Saint-Gervais, pour travailler pour l’oncle François. Mon patron n’a pas de travail pour deux ouvriers et comme je suis le dernier entré à l’atelier c’est moi naturellement qui suis dehors. J’ai vu hier un ébéniste qui doit me rendre réponse cette semaine, j’espère bien ne pas trop rester longtemps sans travail. En attendant je ne resterai pas à rien faire. Nous avons eu le beau temps tous ces jours mais aujourd’hui il pleut, le temps est maussade. Tout le monde va bien ici et là petite Mimi est plus gaillarde que jamais ; grand-mère n’est pas encore montée et tante Rosalie est toujours pareil elle souffre et dispute toujours. Avez-vous complètement terminé votre installation. Je pense que Germaine est retourné chez Mlle Luzy. Toute la famille vous envoie le bonjour.
Votre neveu, Emile »
*L’oncle François est François Dayot boulanger à Chedde.
Réformé Emile n’est pas concerné par la mobilisation générale d’août 1914. C’est une situation extrêmement difficile puisqu’il voit partir à la guerre tous les hommes alors qu’« en bon français » il souhaite faire « son devoir » et participer à la guerre.
Le 14 octobre 1914, il passe devant un conseil de réforme et est réintégré. Il ne va pas au front tout de suite. Emile participe à la préparation militaire de la classe 1914.
Germaine Poix, sa cousine, engage la correspondance avec Emile en avril 1915 alors que ce dernier est toujours en train de suivre la préparation militaire à Donzère. Il répond à Germaine dans une longue lettre datée du 11 avril. Celle-ci nous montre bien l’attachement qu’à Emile pour sa cousine.
« Chère Germaine
On vient de me donner ta carte à l’instant et tu vois, je ne perds pas de temps pour te répondre et même pour te répondre longuement.
Certainement je t’écrirai de temps à autre ! Et avec plaisir car ta gentille carte m’a fait un très réel plaisir, seulement en échange j’exige que tu me répondes. Tout à l’heure en lisant ta carte je riais tout seul en lisant que vos trois enfants vous donnent un gros travail, j’ai beau faire, je ne puis pas me fourrer dans la tête que vous puissiez avoir des enfants. Surtout, tu as beau avoir 24 ans je te vois toujours en jupe courte, en train de faire du canevas ou des robes pour guignols de pommes de terre. Vrai dieu ! les beaux et bons jours que nous avons passés ensemble quand vous veniez à Sallanches ! Que de jolis souvenirs je garde de toi ma gentille cousine ! comme nous étions bien camarades.
Enfin les années passent, certains jours, certains plaisirs s’envolent puis sont remplacés par d’autres mais de tous ces bons instants on en garde de très doux souvenirs.
Maintenant me voilà soldat et pas fâché du tout de l’être quoique dans le fond je ne puisse parvenir à me prendre au levier. Jamais je n’ai trouvé la vie si belle que depuis que j’apprends à me faire casser la figure. La vie militaire est pleine d’imprévus, c’est ça qui fait son charme, je commençais à trouver la vie monotone à Chedde.
A présent je commence à faire un soldat passable, j’ai changé de compagnie la semaine dernière on m’a collé à la 25e comme élève tambour, alors tu parles si ça me va ! Moi qui aime tant cet instrument !
A la compagnie je suis avec une escouade de blessés et d’inaptes. Tu penses s’il y a la vie.
Les exercices ne sont pas du tout familiers, d’abord je ne vais à l’exercice que l’après-midi, le matin je suis l’école des tambours.
J’avais quitté mes camarades de la 26e avec regret car j’y avais de bons amis entre autres un littérateur. J’ai été leur rendre visite à leur nouveau cantonnement, Châteauneuf-du-Rhône à 5km d’ici
J’en ai trouvé quelques-uns dans un café, l’un d’entre eux m’a d’abord embauché pour lui faire un brouillon de lettre à son concierge, pour faire mettre à la porte de chez lui la femme avec qui il habitait. Alors tu parles que j’y en ai mis ! Je lui ai torché ça, et comment ! ! !
Depuis que je suis tambour je crains qu’on me fasse rester avec la classe 16 mais je vais me débrouiller pour partir un peu vite. A bientôt de tes bonnes nouvelles, ma gentille cousine, toutes mes amitiés à tante Marie et à ta sœur un baiser à vos enfants. Un bonjour à ma compagne Louise Joly, donne-moi de ses nouvelles, est-elle mariée, est-elle établie ? tous mes meilleurs vœux pour que vos soldats vous reviennent en bonne santé. Ton cousin Emile »
Dans cette lettre il se trompe en pensant que Germaine a 3 enfants. A cette époque elle n’a que Simone née en novembre 1914.
Emile semble très nostalgique des moments passés avec Germaine durant leur enfance. Une lettre du 21 avril le confirme. Cependant il n’oublie pas son devoir de soldat auquel il accorde une grande importance. Il est impatient de partir au combat alors qu’il en connait les grands dangers.
« Chère Germaine
Ta lettre si affectueuse m’a fait un très grand plaisir, ton empressement à me répondre m’a beaucoup touché, c’est si bon pour un soldat de recevoir des lettres ; cela donne du cœur au ventre de voir que l’on n’est pas oublié.
C’est vrai qu’une bonne camaraderie comme la nôtre ne s’oublie pas, les plus beaux jours de mon enfance sont ceux que nous avons passé ensemble pendant les vacances, à courir de côté et d’autre de la Savoie, dans cette petite rivière surtout. Te souviens-tu de ma fugue à Chedde avec Jacques Blondet quand la grand-mère et toi vous courriez après les voitures de Saltimbanques ? je me rappelle aussi d’une jolie fête à St Jacques, le matin on faisait encore la procession ; nous avions visité les reposoirs ensemble.
Tout ça est loin bien loin, maintenant j’ai une autre grande famille le régiment, on ne recherche pas des plaisirs mais on ne songe qu’à faire son devoir courageusement jusqu’au bout, en bon Français.
Je pense partir avant peu, je ne serai certainement pas désigné étant élève tambour mais au prochain départ, je veux demander à partir, je ne pense pas qu’on me le refuse.
J’ai reçu des nouvelles de Chedde dimanche, ils ont beaucoup de travail, il y a 1000 ouvriers, l’oncle à beau travailler il n’arrive pas à tenir suffisamment de pain et à midi et 6heures du soir, ils sont toujours obligés de partager le pain entre les clients. Il n’y a toujours qu’un gamin de 15 ans pour l’aider, il faut vraiment qu’il soit solide pour y résister. Les petits de Louise ont été bien malade tous les trois, grand-mère et elle ont eu bien à faire mais maintenant ils sont guéris. Le petit Louis a été aussi quelque peu malade mais lui aussi doit être guéri. La grand-mère qui été descendue à Sallanches, a dû retourner à Chedde ces jours derniers.
Nous avons été au tir aujourd’hui, notre champ de tir se trouve à 7km de Donzère ; nous sommes partis en peinards à 7h du matin, nous avons fait nos tirs puis ensuite la popote. Nous sommes rentrés tous tranquillement cet après-midi. Ce soir nous avons une marche de nuit à faire, j’ai encore 1h devant moi avant le rassemblement. Je plains vivement ton amie Louise, elle n’a vraiment pas de chance ; ce qu’elle a dû être ennuyée, la pauvre fille ! enfin ! comme tu le dis heureusement pour elle qu’elle n’était pas mariée. Elle est toute jeune, elle a l’avenir devant elle et les partis ne lui manqueront pas, elle est assez agréable pour trouver un gentil mari qui lui fera oublier son fiancé mort si tragiquement.
Tous mes bons souhaits à tante Marie et à Marie, mes compliments à ta sœur, elle ne perd pas de temps, mille baisers de ton cousin.
Emile »
Son vœu est finalement exaucé le 11 mai 1915. Emile est incorporé au 22eme bataillon de chasseurs. Celui-ci est basé à Albertville en Savoie. C’est de la qu’Emile écrit à sa cousine le 14 mai.
C’est une lettre très brève où il transmet à sa cousine les quelques rumeurs qui se rependent généralement chez les soldats avant le départ au front.
« Chère Germaine,
J’ai changé de régiment je suis maintenant dans les Diables Bleus* à Albertville. Nous ne savons pas encore à quelle date nous irons au feu ; ce sera sans doute assez rapproché. Nous pensons aller en Italie lorsque cette puissance se décidera à déclarer la guerre à l’Autriche. Bien le bonjour aux cousins à ta mère et à ta sœur, ton cousin qui t’embrasse.
Emile »
*surnom des chasseurs Alpins
Finalement il n’ira pas en Italie, d’ailleurs le 22eme non plus. Emile est envoyé au 20eme bataillon de chasseurs. Ce dernier est alors dans un secteur très difficile depuis le début du mois de mai. En effet il participe à une grosse offensive dans l’Artois, dans la région de Notre-Dame-de-Lorette. Le 9 mai après 4 heures de préparation d’artillerie, les hommes du bataillon s’élancent. L’objectif, qui était de prendre 3 lignes de tranchées allemandes, est atteint mais à quel prix ! le bataillon perd 374 hommes tués, blessés ou disparus. Il est envoyé au repos et reçoit de nouveaux effectifs. C’est dans ces circonstances que le cousin Emile est envoyé au bataillon le 29 mai 1915.
Il arrive à la 3eme compagnie du 20-ème bataillon de chasseurs à pied le 13 juin.
Albert Métral troisième compagnie, secteur postale numéro 117
« Dimanche le 13 juin
Chère Germaine
Je t’envoie ma nouvelle adresse. Comme tu dois le penser je suis maintenant sur le front. Je n’ai pas encore été aux tranchées mais je crois que cela ne va plus guère tarder. En attendant nous sommes dans un petit bois à quatre kilomètres des boches, leur marmite passe au-dessus de nous, nous les entendons siffler en passant. Il arrive aussi parfois qu’elles tombent au milieu de nous, mais ça, c’est qu’un détail. Elles ne font pas grand mal. Nous voyons aussi les avions, principalement les nôtres mais les boches sont très prudents et ils ne se montrent pas beaucoup. Ce matin j’ai assisté à une messe militaire dite par un capitaine au milieu des bois dans le fracas des canons. tout ce que l’on voit à présent laisse des sensations inoubliables. Ce soir on m’a désigné pour lancer les grenades dans l’attaque des tranchées. Bien le bonjour chez vous, un baiser à vos enfants. Ton cousin qui t’embrasse. Emile »
Après cette lettre plus rien jusqu’au 26 juillet lorsque Germaine reçoit une lettre venant de Chartres. Emile n’avait pas donné de nouvelles parce qu’il avait été blessé le 22 juin alors qu’il était près de Souchez (Pas de Calais).
« Chère Germaine,
J’ai reçu ce matin finalement la lettre du 22 juin, ce n’est pas étonnant car elle a dû voyager pour finir par me trouver à l’hôpital. Et oui ! ma grande cousine, je suis à l’hôpital depuis plus d’un mois après huit jours de tranchées seulement. Depuis longtemps je voulais t’écrire mais cela m’était impossible car j’ai été blessé au bras droit et il n’y a que quelques jours que je recommence à pouvoir écrire et avec quelle peine.
Je n’ai pas été blessé qu’au bras malheureusement. Voici la liste de mes blessures : d’abord on m’a amputé de la jambe gauche ; tu ne me vois pas avec une jambe de bois ! ensuite on m’a enlevé l’œil droit, un éclat d’obus que je conserve s’est chargé de m’enlever un doigt de pied ce qui fait que je n’ai plus que quatre doigts de pied au lieu de dix.
J’ai encore une blessure au mollet droit, j’ai eu le bras droit criblé d’éclats plus ou moins gros et le haut du visage, le front et le nez criblés de petits éclats gros comme des têtes d’épingles ; c’est l’un de ces éclats qui m’a touché l’œil et qui a nécessité l’opération. Mon grand nombre de blessures ne t’étonnera pas quand tu sauras que j’ai reçu 3 obus autrichiens de 74. Ces obus sont tout à fait méchants ; les 77 boches sont des joujoux à coté ; on les entend bien arriver et puis ils éclatent très haut tandis que les 74 arrivent sans faire de bruit et éclatent juste au-dessus de la tête en 2 explosions successives de sortes que si la première explosion a lieu en aval de la tranchée, la seconde éclate sur la tranchée même. Tout ça n’est rien, le plus terrible c’est que je n’ai pas tué un seul boche, je n’en ai même pas vu un ; cela n’a rien d’étonnant je me trouvais dans un mauvais secteur j’étais devant Souchez et tu dois voir tous les jours sur les journaux qu’il n’y a là que des actions d’artillerie. Cela veut dire que les canons des deux côtés tirent sur les tranchées adverses. Comment va ton mari et Casimir, très bien j’espère. D’ailleurs Pierre ne risque pas grand-chose car les batteries lourdes sont bien en arrière du front. Je m’arrête le car je ne puis plus écrire. Le bonjour à ta mère à ta sœur et à vos maris.
Un baiser à vos enfants, la petite Simone est tout à fait mignonne et gracieuse. Ton cousin qui t’embrasse.
Emile. »
Fin mai et début juin le 20eme est à Olhain, à 13km de Souchez.
Le journal de marche du 20e bataillon de chasseur nous dit que le 22 juin il y a eu plusieurs bombardements.
« […]
9h à 11h : bombardement intense autour du PC du commandant.
[…]
14h à 15h : bombardement intermittent de 105 sur tous les boyaux et près du PC du Commandant.
[…] »
A la fin de la journée le bataillon déplore la mort de 16 hommes, de 48 blessés et 45 disparus.
Dans sa lettre le cousin Emile parle d’un obus de 74 autrichien mais a aucun moment on retrouve la trace d’un tel obus sur le secteur d’Emile. Il a surement confondu avec le 105 allemand, les deux correspondent à la description qu’Emile Métral en fait. Le journal de marche de son bataillon parle plusieurs fois de « 105 fusants ».
La suite de la correspondance entre Emile Métral et sa cousine Germaine est très intéressante puisque nous découvrons la vie des blessés de guerre. Il écrit le 15 aout depuis Chartres.
« Chère Germaine,
Je réponds à la lettre, toujours de mon lit. Je ne me lève pas encore car ma jambe ne va pas encore très bien ; il n’y a eu beaucoup de suppuration mais depuis qu’on m’a fait passer sur le billard de la salle d’opération la semaine dernière, cela paraît aller du bon côté. Oh ! ces opérations ! On m’en a déjà fait quelques-unes, on m’a déjà bien travaillé le cuir depuis que je suis blessé et je commence à connaître le gout et les effets du chloroforme. Je vous remercie beaucoup du mandat que vous avez joint à la lettre. J’ai eu grand plaisir d’apprendre que tu avais eu Pierre pendant 5 jours ; c’est malheureusement un peu court, il a dû être bien heureux de voir sa petite Simone. Comment allez-vous à P ? Toujours bien j’espère ; la ville ne doit plus guère avoir d’animation depuis que tous les jeunes sont loin. Avez-vous des blessés ? Je crois qu’il y en a partout, ici à Chartres par exemple, il y a plusieurs hôpitaux ; en ce moment on envoie beaucoup de blessés au bord de la mer ; j’ai deux amis de Sallanches qui était au 20e chasseur avec moi, ils ont été blessés eux aussi, l’un est en Bretagne et l’autre en Vendée.
En ce moment ma mère est à Chartres depuis une semaine elle y restera encore une quinzaine de jours car c’est si loin de la Savoie qu’elle ne pourra pas revenir me voir et c’est certainement la seule visite que j’aurai pendant mon séjour à l’hôpital.
Alors tu dois penser si elle me soigne ces jours. A chacune de ses visites elle apporte des fruits, des friandises, de la limonade etc.
Quand je ne souffre pas trop comme ces jours, je ne suis pas malheureux, je n’en ai pas trop l’occasion quoique je suis toujours au lit, il a bien quelques mauvais moments : le pansement par exemple, mais ce n’est que tous les deux jours. Ta sœur Marie est-elle toujours à Dole ? Grâce à son métier voilà Casimir tranquille ; Marie aura -t-elle ses deux enfants avec elle ? Si oui elle doit bien avoir affaire. Quand tu lui écriras donne bien à tous d’eux, bien le bonjour de ma part. Donne aussi le bonjour à Pierre de ma part, je lui souhaite bonne chance, meilleure chance que moi.
Enfin je me console en me disant qu’il y en a de plus malheureux que moi. Bien le bonjour à tante Marie. Ton cousin qui t’embrasse. Emile »
« Chère Germaine
J’ai reçu ta carte avant-hier, je t’en remercie beaucoup. Ma mère est repartie mardi ; elle serait restée une semaine de plus avec moi mais nous avons appris par une lettre de Louise que l’oncle François avait eu mal aux jambes et qu’il était resté plusieurs jours sans descendre de sa chambre.
Maintenant il doit être rétabli mais il y a un autre sujet d’embêtement, il avait un jeune garçon italien pour l’aider, il était fort et faisait bien son affaire. Voilà qu’à présent il le quitte pour retourner en Italie. Louis a souffert pendant quelques temps de son bras, il est même resté quelques jours sans pouvoir travailler. Son contre maitre l’a mis à la journée pendant quelques temps pour qu’il finisse de se reposer car c’est l’excès de fatigue qui agissait sur son bras encore mal guéri. Les deux petits sont toujours terribles, le petit est plus sage, tous trois se portent bien. Chez l’oncle les enfants se portent bien aussi mais il parait qu’ils deviennent toujours plus terribles, le petit jure comme un charretier au grand désespoir de la grand-mère.
Mais maintenant je suis tout seul ici et par moment je m’ennuie un peu ; j’avais l’habitude de voir ma mère tous les jours et pour commencer je trouve le temps long. Je ne suis pourtant pas trop à plaindre quoique je sois au lit, je ne souffre presque pas, mes pansements ne sont pas douloureux, mon moignon a enfin cessé de suppurer. J’ai encore trois plaies à la jambe droite et une au bras ; la chair y pousse si fort et si vite qu’on est obligé de me la bruler au crayon de nitrate d’argent. J’attends un œil de verre pour celui qui m’a plaqué.
Pour me distraire je lis, j’écris, je bavarde avec mes camarades et puis nous avons souvent des séances inédites, nous avons toutes sortes de poilus ici, jusqu’à un arabe et un batt’ d’aff’*. Et puis quand je n’ai rien d’autre à faire, eh bien !... Je m’ennuie, voilà !
Pour m’aider à guérir, hier on m’a décoré de la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. C’est joli comme tout, ce sont des joujoux à l’usage des hommes. On n’a pas fait de cérémonie ; le général est venu vers le lit et il a épinglé les décorations sur ma chemise et après quelques mots il m’a serré la main et il reparti en coup de vent.
J’ai reçu une bonne nouvelle de Chedde en ma qualité d’ancien ouvriers, l’usine va me payer une jambe articulée. Avec ça et un œil de verre je vais être complètement remis à neuf. Dis-moi ce qu’il y a de neuf à P j’espère que ta petite Simone se porte bien et tante Marie aussi. J’ai reçu des nouvelles et du pain d’épices de ta sœur. Bien le bonjour à la tante, ton cousin qui t’embrasse.
Emile »
* le surnom des bataillons d’infanterie légère d’Afrique. Emile parle donc d’un soldat noir.
« Janville le 25 septembre 1915
Chère Germaine
Je te remercie de ta lettre, c’est toujours avec un grand plaisir que je reçois de vos nouvelles. Je suis heureux de savoir que vous allez tous bien et que ta petite Simone profite. Marie doit certainement être déjà retournée auprès de son mari à Dole.
Moi je continue à voyager ; j’ai quitté Chartres avec pas mal de camarades qui ont été dispersés dans différentes petits hôpitaux à Janville, Courville etc. ici à Janville nous sommes dix-huit dans un hospice tenu par des religieuses ; nous avons aussi des dames de la croix rouge très gentilles pour nous soigner. Cet hôpital nous change énormément de l’hôpital de Chartres : là-bas nous étions dans une vraie caserne qui avait même un petit air de prison. La nourriture était préparée au diable et on se soignait les uns les autres comme on pouvait.
Ici au contraire nous sommes soignés, dorlotés… nous prenons nos repas dans un petit réfectoire nous avons des serviettes des assiettes et des verres, ce qui ne nous est pas arrivé depuis longtemps.
Et puis, ici, quoique je ne puisse pas marcher, je vais pouvoir sortir ; en effet les dames de la croix rouge se sont procurés une petite voiture pour me promener. Si cela continu, j’ai envie de rengager. Maintenant je vais te raconter mon voyage : tu dois te douter qu’il ne fut pas ordinaire car je suis un colis plutôt encombrant. D’abord pour m’amener jusqu’à la gare de Chartres, il m’a fallu une automobile, je suis descendu de ma chambre jusqu’à l’automobile à dos d’homme ; à la gare, nouveau voyage sur les épaules d’un camarade jusqu’à un wagon de 1ere classe. J’ai voyagé dans un wagon salon pour la 1ere fois de ma vie, deux ou trois heures de train à travers un pays plat comme la main, c’est monotone pour un savoyard habitué à ses montages. Dans les champs moissonnés partout se dressent de grandes meules car nous sommes en pleine Beauce. Par ci par là un moulin à vent. Arrivés à Janville, notre train s’arrête presque à la pointe de l’hôpital, je reprends de nouveau ma place sur les épaules de mon camarade et c’est ainsi que je fis mon entrée à l’hôpital. Toute la population était à la gare pour nous voir arriver car il y avait déjà un certain temps que l’hôpital n’avait plus de blessés. Je vais toujours de mieux en mieux mais je ne puis pas encore me servir de béquilles car ma jambe est encore trop faible pour me porter. J’espère cependant pouvoir retourner en Savoie pour la Toussaint. A Chedde, tout le monde va bien, ils ont toujours beaucoup de travail. Louis est toujours à la journée ; il gagne moins mais il fatigue moins son bras. Le petit mitron de l’oncle ne part pas comme il l’avait dit ; l’oncle en est bien content. La grand-mère est descendue à Sallanches pour quelques jours. Bien le bonjour à tante Marie et un baiser à la petite Simone. Ton cousin qui t’embrasse Emile. »
« Janville le 16 octobre 1915
Chère Germaine
J’ai reçu ta carte avec grand plaisir, je commence à m’ennuyer à Janville j’ai le cafard ; je ne pense maintenant que je ne puis plus retourner sur le front, qu’à revoir Chedde et surtout tous nos parents ; ma mère principalement puis ce vieux papa, bougon de Louis. Ce veinard ! il a pu rester 11 mois sur le front et s’en tirer avec quelques égratignures tandis que moi, pour une malheureuse semaine que je suis resté en première ligne, me voilà en morceaux j’enrage quand j’y pense et ce n’est pas autant ma jambe que je regrette que de ne pas avoir pu faire davantage moi qui cependant avait si bonne volonté. Je t’assure que j’aurais fait un bon soldat car les balles qui me sifflaient aux oreilles ne me faisaient même pas baisser la tête. J’ai bien les deux plus belles récompenses qu’un soldat puisse envier : la croix de guerre et la médaille militaire, mais il me semble que je n’y ai pas droit ; ce n’est pas ainsi que j’aurais voulu les mériter et ma citation n’est pas écrite dans les termes que j’aurais voulu.
Enfin ! c’est ainsi, et cela ne me sert à rien de récriminer. Il me faut accepter ma situation telle qu’elle m’est faite. Après tout ce n’est pas ma faute si je n’ai pas fait grand-chose. Ici a l’hôpital de Janville nous sommes toujours très bien soignés ; aussi je m’engraisse a vue d’œil et mes forces reviennent très vite. Maintenant je commence à me servir de mes béquilles ; ma bonne jambe qui n’est pas bien fameuse encore ne veut pas me porter bien longtemps elle est vite fatiguée car elle a à supporter tout le poids du corps à elle seule et j’y ai encore 2 blessures qu’on me brule tous les trois jours. Mon moignon me cause des inquiétudes car l’os n’a pas été scié assez court et il pointe beaucoup trop, je crois bien ne pas pouvoir supporter une jambe artificielle et s’il me faut subir une nouvelle opération pour me le raccourcir ça ne me chante guère car je sors de prendre des opérations ; j’ai déjà été cinq ou six fois sur le billard, je ne me souviens pas au juste. Pourtant si c’est nécessaire je préfère souffrir encore deux ou trois mois de plus plutôt que d’être réduit à marcher avec des béquilles toute ma vie.
Maintenant quand tu me récriras donne-moi de vos nouvelles à tous. J’espère que vous allez toujours bien et que ta petite Simone ne te donne pas trop de travail j’espère que tante Marie se porte toujours bien. Que devient Louise Jolly, j’espère qu’elle se console de la perte de son fiancé. Et votre voisine Juliette, je ne sais plus comment ? est-elle toujours à P est-elle mariée ? donne leur bien le bonjour à toutes les deux de ma part. c’est dommage que P ne soit pas sur mon chemin car je m’y serais arrêté avec plaisir en retournant à Chedde. Donne également un bonjour de ma part à Casimir et à Marie. J’espère que leurs deux enfants ne leurs donnent pas trop à faire et qu’ils se portent bien »
« Janville le 29 octobre 1915
Bien chère Germaine
Je réponds sans tarder à ta longue lettre qui, qui je t’assure m’a causé un grand plaisir. Je suis heureux de savoir que ta petite Simone, tante Marie et toi vous vous portez bien. J’espère que la jambe de ta petite mignonne s’arrange et ne te cause plus d’inquiétude.
Ici ça va tout doucement maintenant je suis enfin guéri on m’a ôté mes derniers pansements et j’attends avec une certaine impatience qu’on veuille bien se décider à m’envoyer devant un conseil de réforme qui me renverra à Chedde. Nous sommes toujours très bien soignes ici ; nous ne sommes plus que huit dans deux chambres : trois dans la mienne et cinq dans la chambre voisine. Ici nous sommes tous trois tenus par la patte moi seul cependant suis amputé. Un de mes voisins est aux mieux avec une de nos infirmières et je ne serais pas étonné qu’il y eut un mariage là-dessous. Nos infirmières sont fort gentilles toutes deux il faut l’avouer. La seconde, une petite rouquine (cinq minutes de plus elle prenait feu) une petite espiègle de vingt ans à la langue bien pendue, a trouvé un fiancé de la même façon, parmi les blessés qui nous ont précédés. Nous qui n’avons rien à faire nous nous amusons à faire parler les uns et les autres au sujet de cet heureux blesse et ensuite nous taquinons la petite infirmière.
Le temps est gris depuis quelques jours, il pleut par moments et le froid commence à se faire sentir. Ce temps morose porte à la mélancolie mais on se secoue et on chasse bien vite les papillons noirs. Je pense recevoir une lettre de Chedde demain. Dans sa dernière lettre ma mère me disait qu’ils étaient sans bonne, il est vraiment difficile de s’en procurer une, je ne sais pas si maintenant ils en sont venus à bout. Ils se portent toujours tous bien et attende mon retour avec impatience. Embrasse ta petite Simone pour moi. Bien le bonjour à toute la famille sans oublier Pierre. Ton cousin qui t’embrasse Emile Métral »
« Chartres le 5 décembre
Ma bien chère Germaine,
J’ai reçu, il y’a quelques jours ta dernière lettre. Elles viennent un peu rarement mais je n’ose pas me plaindre parce que je me doute que tu as d’autres occupations avec ta petite mignonne et ton ménage et tu n’as pas grand temps pour écrire. J’ai également reçu le mandat carte de tante Marie ce dont je la remercie beaucoup. Je lis toujours tes bonnes lettres si affables avec grand plaisir ma chère cousine, elles me font souvenir de notre grande amitié d’enfants ; amitié qui plus tard était devenue quelque chose de mieux. Toutes les choses sont maintenant de la passe et nous restons bons cousins, tout va pour le mieux !
Je suis revenu à Chartres pour me faire opérer de nouveau je crois t’avoir dit dans ma dernière lettre que l’os de ma cuisse pointait et qu’une opération nouvelle était nécessaire. Cette opération est faite depuis dimanche dernier, je suppose que mon moignon va bien car je n’en ne souffre pas. On doit refaire mon pansement demain. Il n’a pas encore été défait complètement car jeudi la sœur a commencé à le défaire mais en voyant que ça allait bien elle n’a pas continué jusqu’au bout, à mon grand soulagement car les carrés de gaze sont collés par le sang et quand elle tirait dessus moi j’en voyais 36 chandelles. Le major qui mon opéré est le frère du gouverneur de Paris le général Maunoury. Il est très habile ; il m’a scié 5cm d’os, tu vois que l’opération était indispensable !
Maintenant dis-moi ce que fait Pierre, ne redoute-t-il pas de passer un nouvel hiver aux tranchées ? je pense que Marie et Casimir sont toujours à Dole, envoie-leur le bonjour de ma part. et à P qui y a-t-il de neuf ? j’espère que la tante va bien. Ta petite Simone doit la distraire et l’amuser. La grand-mère m’a écrit qu’à Sallanches il y a déjà 26 morts ou disparus et 52 à Megève c’est terrible !...
Au revoir chère cousine, ton cousin qui vous embrasse bien fort tante Marie ta fillette et toi.
Emile »
« Métral 20eme Chasseurs à pied hôpital du grand séminaire Chartres
Madame veuve Cresp
A P (jura)
Chartres le 28 décembre 1915
Ma chère tante, chère Germaine
C’est encore de Chartres que je vous souhaite une bonne est heureuse année, une bonne santé et un prompt retour de Pierre et Casimir.
Espérant que l’année qui va commencer verra se terminer un peu vite cette interminable guerre si meurtrière et qui a déjà semé tant de deuils dans notre malheureuse France.
Notre famille n’a pas encore été bien éprouvée mais combien d’autres n’en sont pas de même. Ainsi, chez moi je connais plusieurs familles qui ont tous leurs fils tués. A St Roch un cultivateur a vu revenir ses 3 fils mutilés, l’un avec un seul bras et les 2 autres avec une jambe de bois.
Germaine ne doit pas se faire trop de souci pour Pierre. Les artilleurs risquent énormément moins que les fantassins, surtout l’artillerie lourde qui se trouve à plusieurs kilomètres en arrière et bien cachée. Il faut vraiment une malchance pour être touché. Puis il souffrira un peu moins à l’hiver car les artilleurs ont la possibilité de s’installer des cagnas confortables. Je plains par exemple ces pauvres diables : biffins, zouaves, chasseurs qui, dans un fossé a demi plein d’eau sous la neige, les obus passent de si tristes jours et vont encore fêter un triste 1er de l’an.
Veuillez, je vous prie faire passer mes meilleurs vœux a Pierre, Casimir et Marie. Je souhaite d’avoir le plaisir sous peu de mois de revenir retrouver sa femme et sa petite Simone qu’il connait à peine.
Il doit bien trouver le temps long en alsace, le pauvre garçon !
Moi je passe encore le nouvel an à Chartres. Bientôt pourtant on m’enverra au Mans ; je continuerai mon tour de France commence dans la Drome. Avant de partir cependant, j’espère qu’on me changera mon carreau chocolat. Le « major » doit m’envoyer au lycée Marceau voire les oculistes et tacher de me mettre un œil moins affreux ; j’en aurais sans doute pour quinze jours trois semaines.
Ces jours il fait bon et j’en profite pour me balader dans Chartres, tous vont au cinéma tous les lundis, cinéma gratuit pour les blesses. A noël ça été fête au séminaire, la veille il y a eu concert, loterie, etc… le lendemain j’étais au lit avec une migraine formidable ... drôle de fête de noël !
Il y a 20 jours que je n’ai pas de nouvelles de Chedde. Dans la dernière lettre ma mère me disait que la grand-mère était remontée à Chedde encore un peu fatiguée. La tante Rosalie n’est toujours pas très bien.
Au revoir chère tante, chère Germaine. Votre neveu et cousin vous embrasse »
Chartres le 7 janvier 1916
Ma Chère Germaine
Je te remercie de tout mon cœur de tes bons souhaits et de ta charmante attention. J’ai reçu le colis en bon état le pain d’épices était excellent. La petite Simone devient malicieuse dis-tu ? tant mieux ! à son âge il vaut mieux qu’ils soient un peu terribles plutôt que trop tranquilles ; si elle se porte bien c’est l’essentiel. En lisant dans ta lettre que tu avais un tas de lettres ennuyeuses à faire, il me semblait te voir t’énerver après et les bâcler n’importe comment en disant « tant pis ! ceux qui ne sont pas contents n’y reviendront pas ». Je reconnais bien là ma petite cousine et sa manière de se débarrasser de ses corvées embêtantes.
Toi par exemple, tu ne me connais pas du tout ou alors j’ai changé de caractère ; quand tu crains que mon austère couvent ne m’attriste et me rende neurasthénique. Je n’ai eu qu’une impression d’arrivée, vite dissipée et je me trouve merveilleusement bien ; nous sommes tranquilles, pas de discipline et on est très indulgent à nos petites fredaines nous sortons tous les jours car on nous a donné des cartes de sortie permanentes et nous rentrons…. Quand nous pouvons. Dimanche dernier j’ai eu la visite d’Ernest. Je ne l’attendais pas et c’est un hasard que je me sois trouvé à l’hôpital. Il était en galante compagnie, une charmante petite boulotte qui a nom Charlotte. Je n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander son autre nom.
C’est la seconde fois qu’il vient me voir à Chartres ; il est toujours fort gentil mais il a toujours une manière de faire l’homme supérieur que je trouve insupportable. Il a l’air de me prendre pour un gosse ou pour un imbécile quand il me plaisante sur ma fréquentation de l’église ou sur mon départ pour la guerre. « Te voila bien avancée, a présent ; tu n’étais pas un peu fou… etc ».
Pourquoi ce qu’on appelle du patriotisme chez les autres, l’appelle-t-on chez moi de la folie ou de l’enfantillage ? Mystère !
Je ne veux pas me faire du mauvais sang pour ces petites choses je fais ce que je pense être bien et je le laisse dire.
Je pense partir bientôt au Mans où on me mettra une jambe de bois. Je serais peut-être déjà loin si on ne m’avait fait rester quelques jours pour me mettre un autre œil. En entrant dans cet hôpital le major avait parlé de me faire changer mon œil qui était trop laid. Tu penses que ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd et je l’ai camulé jusqu’à ce qu’il m’envoie trouver l’occuliste du lycée Marceau.
A l’occasion du nouvel an j’ai reçu toute une tripotée de lettres et de cartes de Chedde. Ça ne va pas très bien là-haut. Jeanne et la grand-mère sont encore malades ; le travail va toujours fort mais je crois que le bénéfice n’est pas grand et le maire veut encore faire baisser le pain.
A l’usine Louis travaille toujours fort mais il craint d’être obligé de repartir. J’espère que ça va mieux chez vous. Bien le bonjour a tante Marie. Un bon baiser à Simone. Ton cousin qui t’embrasse bien affectueusement. E. Metral.
Le Mans le 21 janvier 1916
Ma chère Germaine
Encore une fois j’ai déménagé mais cette fois ci c’est la dernière.
J’ai quitté Chartres mardi dernier pour venir ici me faire mettre une jambe de bois et attendre la reforme. Je ne pense pas rester ici bien longtemps et j’espère mettre les voiles dans un mois. Il n’y aura aucune difficulté pour me reformer car mon dossier est arrivé en même temps que moi : acte de naissance, fiche signalétique des états de service. A propos de mes états de service, en signant la feuille j’ai eu la curiosité de voir si on y avait parlé mes différents régiments. Mon passage rapide au 54eme d’artillerie était bien porté mais j’ai appris avec stupeur que j’avais été appelé au 22eme alpin à la mobilisation. Ainsi j’ai donc fait toute la campagne sans le savoir.
Ici je suis bien ; nous sommes une trentaine d’amputés dans un hospice de vieillards tenu par les petites sœurs des pauvres. Il y a une centaine de vieux hommes et femmes. Nous sommes libres, on ne s’occupe pas beaucoup de nous et l’on rentre un peu comme l’on veut et a l’heure qu’on veut.
On m’a pris mesure hier pour ma jambe de bois, je l’aurai dans une quinzaine de jours et alors il me faudra apprendre à m’en servir. C’est bien embarrassant les premiers jours. Je vois ceux qui viennent de toucher la leur qui ont bien du mal à se débrouiller avec. C’est rigolo de les voir manœuvrer.
Le Mans est une belle ville, trois fois plus grand que Chartres. Nous sommes à l’une de ses extrémités aussi il a fallu la traverser complètement pour venir ici, en auto naturellement. Nous avons le tram qui passe devant l’hôpital et on nous donne pour un sou des billets que l’on s’arrange à faire servir plusieurs fois. Il y a de belles rues et quelques belles places. Je n’en connais pas encore beaucoup car il y a trop peu de temps que je suis ici. Par exemple une chose qui ne manque pas ce sont les hôpitaux, on en rencontre à chaque pas et des blessés on en voit plain les rues l’après-midi. C’est vrai qu’on est forcé de les voir dehors car il nous est interdit d’entrer dans les cafés.
As-tu toujours de bonnes nouvelles de Pierre ? j’espère qu’il va toujours bien. Comment va ta petite Simone ? j’espère qu’elle se porte bien aussi ainsi que tante Marie. Donne le bonjour pour moi a Casimir et à Marie. Ton cousin qui t’embrasse bien affectueusement. Emile
Paris le 19 Mars 1916
Ma Chère Germaine
Nous n’avons pas encore vu Pierre ; la semaine dernière Ernest a reçu un mot de lui disant que s’il ne travaillait pas dimanche 12 il viendrait à la maison. Nous l’avons attendu en vain. Sans doute il n’aura pas eu campo.
Quand tu lui écriras, dis-lui donc de venir faire un tour un soir à Ménilmontant. Il ne doit pas travailler jour et nuit, que diable !...
Henri Bel vient d’arriver, il va passer la journée avec nous. Il vient de nous annoncer, avec un grand sérieux qu’il va être habille pour partir au front. Cette communication n’a pas fait grand effet. Tu connais Henri, il y a un an et demi qu’il croit partir pour le front. C’est possible qu’il quitte Maison Alfort pour se rapprocher quelque peu du front, mais il n’ira jamais bien près ; qu’irait-il y faire grand Dieu je crois qu’il n’a jamais vu un canon de près.
Les jours passent avec une rapidité dont tu ne peux te faire une idée. Sitôt déjeuner, je prends mes béquilles, le métro et je débarque sur un point quelconque de Paris ; toujours dans les quartiers chics par exemple. J’ai déjà fait connaissance avec les principaux monuments de Pari : les uns gagnent à être vu de près : le Sacré-Cœur par exemple. D’autre comme la Tour Eiffel, assez élégante de loin, de près ne sont pas épatants. D’ailleurs tu connais Paris au moins autant que moi.
C’est demain que je commence à ressembler à un homme entier car j’ai reçu hier un avis de la maison m’invitant au dernier essayage puis a la livraison de mon appareil. Mercredi, j’aurai aussi un nouvel œil que j’ai commandé hier ; c’est plutôt salé comme prix 25 francs un mauvais bout de verre. On nous écorche.
Je me suis occupé ces jours. Comme je veux faire le gratte papier, j’ai cherché s’il y avait moyen de suivre gratuitement, en qualité de blessé, des cours de comptabilité par correspondance. Après quelques recherches j’ai enfin trouvé, rue St Martin a la société « l’Aide immédiate aux reformés » ce que je cherchais. Alors pendant que je suis encore à Paris, j’irai suivre les cours deux fois par semaine et je continuerai par correspondance lorsque je serai de retour à Chedde.
Comment allez vous à P ta petite Simone, tante Marie et toi. Depuis longtemps je pense que tu es rassurée sur le sort de ton mari.
Je ne passerai pas à P en m’en retournant car je ne pense pas que mon billet m’en donne le droit. Et puis j’ai hâte aussi, il faut le dire, de retourner à Chedde et de revoir ma chère maman qui se fait tant de soucis pour son garnement de fils.
Clovis est en convalescence à Chedde Il parait qu’il ne s’en fait pas. Tout le monde ici vous envoie le bonjour. Le bonjour a tante Marie de ma part, un baiser à Simone et pour toi ma grande cousine, les plus affectueux baisers de ton cousin. Emile
C’est ici que se termine les archives concernant Emile. Il se marie en 1920 et décède en 1924.