LA TRANCHEE DE CALONNE ( avril-mai 1915)
Le 24 avril, nouveau renfort de 5 sous-officiers, 300 chasseurs, pas d’officiers.
Parmi les rescapés des Eparges, le capitaine Dumont, à son tour doit se résigner à l’évacuation pour gelure des pieds ; c’est une lourde perte pour sa compagnie, dont il était si profondément aimé, et pour le Commandant qui voit avec tristesse disparaître ses vaillants compagnons. La situation est mauvaise, l’effectif est complet en jeunes chasseurs, dont un très grand nombre de la classe 15, enfants ardents et braves, mais inexpérimentés ; très peu de sous-officiers, six officiers.
Que se passerait-il s’il fallait combattre dans de telles conditions ?
Le lendemain 25, un dimanche, les chasseurs alertes et joyeux se répandent près du ruisseau pour se livrer à une grande toilette. Tout est calme ; cependant on voit circuler dans les cantonnements, non sans surprise, quelques artilleurs coloniaux semblant venir de la Tranchée de Calonne.
Des groupes se forment, les tuyaux les plus bizarres circulent, pas pour longtemps d’ailleurs, car l’alerte est donnée. Le Bataillon doit de rendre de suite à Rupt, pour de là agir sur la Tranchée de Calonne, où les Allemands ont bousculés nos lignes sur une grande largueur et une profondeur inquiétante ; certains groupes ennemis ont même atteint Mouilly et le carrefour des Trois-Jurés, dont ils ont d’ailleurs été presque aussitôt repoussés.
En un instant le rassemblement est effectué ; c’est un tour de force qui s’est produit plusieurs fois au cours de la campagne, et que ne sauraient assez admirer tous ceux qui se rendent compte des circonstances du moment. Rien n’était prévu pour la matinée, c’était le repos complet et l’éparpillement habituel, peu de gradés, beaucoup de jeunes n’ayant presque pas d’instruction militaire, et cependant ce rassemblement s’effectue avec une rapidité et un ordre remarquables ; n’est-ce pas tout à l’honneur du brillant esprit qui régnait dans cette troupe d’élite ?
Le Bataillon part donc pour le Rupt puis, le soir même pour la Tranchée de Calonne, où il s’échelonne à hauteur du chemin Mouilly-les-Eparges, avec mission de tenir les vagues tranchées qui suivaient sensiblement le tracé de la route, et qui constituaient notre ancienne deuxième ligne. En avant de nous, c’est l’inconnu ; on se bat dans les bois ; mais la nuit est sombre, les liaisons s’établissent difficilement, on ne sait rien et chacun est sur ses gardes.
Le 26 au matin, le capitaine Breton, prenant le commandement des 4e et 6e compagnies, reçoit mission de se déployer dans les bois et taillis qui sont en avant de nous, pour établir la liaison entre les troupes qui tiennent l’éperon de Sonvaux et celles qui résistent avec succès sur la Tranchée de Calonne et dans le ravin de Mouilly.
Mission difficile et périlleuse ; le bois est plein d’embûches, les groupes amis clairsemés sont bousculés par un ennemi très supérieur en nombre ; notre artillerie nous appuie autant qu’elle peut, mais ses obus ne peuvent éviter les grands hêtres de cette magnifique forêt, et leur effet dévastateur nous est plus nuisible qu’utile ; notre ligne recule, et le capitaine Breton décide de se rallier en avant et en soutien de la 7e batterie du 21e d’artillerie qui tient encore le bois Haut, tirant avec la hausse minima, manœuvrant à bras ses pièces, dont pas une seule ne tombera entre les mains de l’ennemi.
Vers 13 heures, les Allemands sont maîtres du bois, dont ils ne peuvent déboucher ; ils portent alors tout leur effort sur le carrefour de la Tranchée de Calonne et de la route Mouilly-les-Eparges. Là se trouvait un petit ouvrage assez solide et surtout protégé par un réseau barbelé de 7 à 8 mètres de large, ce qui, pour l’époque, était magnifique.
Quoique très bien renseignés sur notre position, ainsi que nous permirent de le constater les plans directeurs trouvés sur eux, les Allemands ignoraient la mise en état de défense de ce carrefour : ce fut la cause de leur désastre. De notre coté, une contre-attaque était en préparation, les premières lignes de nos fantassins étaient couchés entre les fils de fer ; les compagnies de chasseurs étaient à l’est de l’ouvrage.
Le Commandant causait avec sa liaison, près de cet ouvrage, tout en dégustant un mélange froid et noir, que son fidèle cuisinier Noble avait qualifié de « rognons madère. ».
Tout à coup retentit une fusillade invraisemblable ; les Allemands en groupes contacts avaient débouché et s’étaient plaqués contre les fils de fer ; affolés par cet obstacle imprévu, grisés d’éther -nous pourrons le constater dans un instant-ils avaient perdu toutes idées de manœuvre et même de combat normal, se contentant de tirer avec une vitesse incroyable. De notre coté, nos fantassins sont couchés face à l’ennemi ; gênés par le sac et l’équipement, ils tirent sans ajuster, c’est-à-dire trop haut. Cette situation pouvait devenir tragique quand les munitions dépaquetées seraient épuisées ; aussi le commandant Cabotte fit-il sonner : «Cessez le feu. », par le caporal clairon Laurensot, dont le calme imperturbable ne s’était jamais démenti.
Les sonneries furent difficilement entendues. Cependant, à chacune d’elles, quelques-uns de nos combattants cessaient de tirer, et le Commandant lui-même, debout, leur expliquait qu’ils pouvaient, sans danger, se lever et tirer au lapin. Ce qui fut fait ; bientôt les arbres étaient garnis de tirailleurs appuyés, qui tiraient comme au champ de tir, et ce fut dans le camp adverse une tuerie effrayante .
C’était à qui voulait faire un carton. Noble, lui aussi, prit part à la lutte, il ajusta un ennemi, l’atteignit, puis, malgré les recommandations du Commandant, il franchit les fils de fer pour aller cueillir un souvenir et s’en retourna flegmatiquement, le fusil en bandoulière, tenant à la main la petite gamelle émaillée bleu chasseur, dans laquelle dansaient quelques restants de « rognons madère. ».
Si bien commencé, le combat s’organisa et continua sous bois où entrèrent nos vagues d’infanterie ; complètement désorganisés par leur échec, les Allemands n’eurent pas le temps de réagir et tout leur régiment,
le 73e, resta sur place.