L'ARRIÈRE-GARDE
C'était un jour de lutte et de défaite,
- Hélas! de pareils jours furent nombreux pour nous! -
L'armée en désarroi commençait la retraite,
Et la neige montait, froide, jusqu'aux genoux.
Les vainqueurs cependant, épuisés de victoire,
Respectant ce départ par crainte d'un retour
On marchait ; le sol blanc rendait la nuit moins noire
Et l'on eut vite atteint les forêts d'alentour.
Soudain, malgré tout ordre et malgré toute crainte,
On vit s'arrêter là cette armée aux abois ;
Un tison ralluma bientôt la pipe éteinte,
Et les feux du bivouac illuminaient les bois,
On eût dit une halte au fond d'un cimetière.
La neige parcourue était rouge de sang,
Et, lassés des efforts d'une journée entière,
Tous les soldats mêlés ne cherchaient plus leur rang.
Ils tombaient harassés au hasard de la place,
Devant le premier feu, dans le premier ravin ;
Et plus d'un s'endormit ce soir-là sur la glace,
Que ne réveilla pas le jour du lendemain.
Ô nuit cruelle! nuit pleine de funérailles!
Ce n'était pas assez de luttes, de batailles,
Et du fer et du plomb, ce n'était pas assez!
Quand on était sorti vivant de ces mitrailles,
Le froid prenait au cœur et la faim aux entrailles,
Et l'on crevait, ainsi qu'un chien, dans les fossés.
Or les Prussiens, voyant ces lueurs dans l'espace,
Compriment qu'ils pouvaient alors continuer,
Que les chefs étaient las ; que l'armée était lasse ;
Et, comme des chacals reprennent une trace,
Ils partirent, flairant des blessés à tuer.
La lisière du bois était gardée à peine.
Et le sursaut fut grand, et grandes les clameur,
Lorsque sur le chemin la colonne prussienne,
Déboucha, tiraillant gaiment sur les dormeurs.
" Ah! trahison! " Ce fut le cri de la déroute,
Mais un vieil officier - un Français celui-là -
Rallia les fuyards au milieu de la route,
Fit éteindre les feux sous la neige, et resta.
Alors, sous le ciel noir et sur la terre sombre,
La lutte commença, - lutte d'agonisant! -
Les fusils jetaient seuls leurs éclairs dans cette ombre,
Et les branches du bois sifflaient en se brisant.
De long cris dominaient la mêlée incertaine :
" König und Vaterland! " chantaient les Prussiens,
" Pour la France! " avait dit notre vieux capitaine,
Et répétant ces mots d'espérance et de haine,
Chacun dans cette nuit reconnaissait les siens.
Au milieu d'un de ces silences pleins d'alarmes,
Comme il en est pendant qu'on recharge les armes,
Et que les combattants, par un commun accord,
Suspendant le combat, laissent souffler la Mort,
Un éclair traversa la broussaille voisine ;
Le capitaine mit la main sur sa poitrine :
" Au cœur! " murmura-t-il déjà mort à demi,
Mais avant de tomber plantant son sabre en terre :
" C'est ici, mes enfants, que je veux qu'on m'enterre.
" Honte à qui laisserait mon corps à l'ennemi!"
Il tomba, vomissant le sang à pleine bouche.
Et, comme si son âme eût passé dans les cœurs,
Tous ces hommes saisis d'un courage farouche,
Se ruèrent hurlant au milieu des vainqueurs.
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Nous avons eu parfois de ces courtes revanches!
Et lorsque le soleil apparut dans les branches,
Comme un masque de pourpre à travers des barreaux,
Tout s'était apaisé dans la forêt meurtrie,
La tombe se creusait au sol de la Patrie,
Et les martyrs avaient dispersé les bourreaux.