L’affaire des fusillés de Vingré
Le 27 novembre 1914, les 5e et 6e escouades du 298e régiment d’infanterie, commandées
par les caporaux Floch et Venat, sont en ligne devant Vingré. Une attaque soudaine des
Allemands les oblige à se replier sur ordre du lieutenant Palaud dans la tranchée de
soutien. Immédiatement mal accepté par la hiérarchie, ce repli est perçu comme une
capitulation et les deux escouades reçoivent rapidement l’ordre d’aller reprendre place dans
les tranchées de première ligne qu’elles occupaient. Ce qu’elles font, sans attendre. Mais
l’affaire n’en reste pas là et remonte les échelons hiérarchiques. Une enquête est ordonnée.
Au cours de cette enquête, Palaud nie avoir donné un quelconque ordre de repli. Se
mettant ainsi hors de cause, il accable ses soldats.
Devant faire face à des hommes encore peu expérimentés face aux rigueurs de la guerre de
position, la justice militaire de ce début de guerre est particulièrement dure et expéditive.
Toute tentative de repli, même si elle est tactiquement justifiée, est interprétée comme un
acte d’abandon de poste devant l’ennemi. Le code de justice militaire sur ce sujet est clair :
c’est le conseil de guerre qui peut amener ceux qui ont commis une telle faute au peloton
d’exécution.
Une enquête des plus expéditive est menée. Le conseil de guerre est réuni sans que le
défenseur des justiciables ait réellement eu le temps de préparer leur défense. Six hommes,
choisis un peu au hasard, sont finalement condamnés à mort et fusillés le 4 décembre à
Vingré même.
Au lendemain de la guerre, les associations d’anciens combattants - dont la très droitière
Union nationale des Combattants - se mobilisent pour obtenir la réhabilitation des fusillés
de Vingré. L’affaire fait grand bruit. La presse nationale se mobilise et évoque les faits. Un
arrêt de la cour de cassation en date du 21 février 1921 « casse et annule le jugement du
Conseil de guerre spécial de la 63e division d’infanterie (…) qui a condamné le caporal
Floch et les soldats Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard et Durandet à la peine de mort [et]
décharge leur mémoire de cette condamnation. » Une stèle, qui se trouve encore
aujourd’hui dans le village de Vingré, sera inaugurée peu de temps après.
lettre de Jean Blanchard à sa femme, écrite peu avant son exécution.
« 3 décembre 1914, 11 heures 30 du soir
Ma chère Bien-aimée, c'est dans une grande détresse que je me mets à t'écrire et si Dieu et
la Sainte Vierge ne me viennent en aide c'est pour la dernière fois, je suis dans une telle
détresse et une telle douleur que je ne sais trouver tout ce que je voudrais pouvoir te dire et
je vois d'ici quand tu vas lire ces lignes tout ce que tu vas souffrir ma pauvre amie qui m'es
si chère, pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi. Je serais dans le désespoir
complet si je n'avais la foi et la religion pour me soutenir dans ce moment si terrible pour
moi. Car je suis dans la position la plus terrible qui puisse exister pour moi car je n'ai plus
longtemps à vivre à moins que Dieu par un miracle de sa bonté ne me vienne en aide. Je
vais tâcher en quelques mots de te dire ma situation mais je ne sais si je pourrai, je ne m'en
sens guère le courage. Le 27 novembre, à la nuit, étant dans une tranchée face à l'ennemi,
les Allemands nous ont surpris, et ont jeté la panique parmi nous, dans notre tranchée,
nous nous sommes retirés dans une tranchée arrière, et nous sommes retournés reprendre
nos places presque aussitôt, résultat: une dizaine de prisonniers à la compagnie dont un à
mon escouade, pour cette faute nous avons passé aujourd'hui soir l'escouade (vingt-quatre
hommes) au conseil de guerre et hélas! nous sommes six pour payer pour tous, je ne puis
t'en expliquer davantage ma chère amie, je souffre trop, l'ami Darlet pourra mieux
t'expliquer, j'ai la conscience tranquille et me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui
le veut ainsi; c'est ce qui me donne la force de pouvoir t'écrire ces mots, ma chère bienaimée,
qui m'as rendu si heureux le temps que j'ai passé près de toi, et dont j'avais tant
d'espoir de retrouver. Le 1er décembre au matin on nous a fait déposer sur ce qui s'était
passé, et quand j'ai vu l'accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait
se douter, j'ai pleuré une partie de la journée et n'ai pas eu la force de t'écrire, le lendemain
je n'ai pu te faire qu'une carte ; ce Notre-Dame de Fourvière à qui j'avais promis que nous
irions tous les deux en pèlerinage, que nous ferions la communion dans notre église et que
nous donnerions cinq francs pour l'achèvement de sa basilique, Notre-Dame de Lourdes
que j'avais promis d'aller prier avec toi au prochain pèlerinage dans son église pour
demander à Dieu la grâce de persévérer dans la vie de bon chrétien que je me proposais
que nous mènerions tous les deux ensemble si je retournais près de toi, ne nous
abandonneront pas et si elles ne m'exaucent pas en cette vie, j'espère qu'elles m'exauceront
en l'autre. Pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi, ma bien-aimée, toi que j'ai de
plus cher sur la terre, toi que j'aurais voulu rendre si heureuse en vivant chrétiennement
ensemble si j'étais retourné près de toi, sois bien courageuse, pratique bien la religion, va
souvent à la communion, c'est là que tu trouveras le plus de consolation et le plus de force
pour supporter cette cruelle épreuve. Oh ! si je n'avais cette foi en Dieu en quel désespoir je
serais! Lui seul me donne la force de pouvoir écrire ces pages. Oh ! bénis soient mes
parents qui m'ont appris à la connaître ! Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon
pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ? Ô ma
bien-aimée, ma chère Michelle, prends-en bien soin de mes pauvres parents tant qu'ils
seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à
tes bons soins, dis-leur bien que je n'ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous
retrouverons tous en l'autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t'en
récompenseras, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu'ils vont
éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu'ils ne m'oublient pas dans
leurs prières, que j'étais heureux d'être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en
avoir soin sur leurs vieux jours mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit
faite et non la mienne. Au revoir là-haut, ma chère épouse. Jean »