Les poignards de tranchées utilisés ou non ?

Bonjour,

J'aborde une arme très prisée des collectionneurs, les fameux couteaux de tranchées, boucher, coutrot ou vengeur.

Ces armes sont apparues massivement à l'époque de l'offensive de Champagne mi-septembre 1915.
Louis Maufrais indique :
13 septembre 1915
"On sent l'atmosphère se tendre...
...Depuis l'Argonne, les cerveaux de l'état-major n'ont cessé de bouillonner. C'est ainsi que les fantassins sont classés en trois catégories.
Les voltigeurs qui partent en tête. Légèrement habillés, pas trop lourdement armés, surtout de grenades et fusils-mitrailleurs (?). La deuxième vague est constituée de grenadiers et enfin la troisième regroupe les nettoyeurs de tranchée. Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. eh oui...des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de bouchers où la lame est insérée dans une gaine en toile, avec un manche en bois et dépourvus de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n'a aucun succès auprès des troupes. Après l'attaque, il n'y aura qu'à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre".

...En avril 1915, le lieutenant colonel Coutrot, président de la commission des mitrailleuses à la manufacture d'armes de Châtellerault passe commande de 83.000 poignards devant être réalisés pour le 6 septembre 1915, poignards de trois types : 34.000 confectionnés à partir de la base d'une lame de baïonnette 1886, 34... issus de la pointe de la même baïonnette et 15.000 à partir d'une lame de sabre.
Puis dans le courant de l'été, la commande s'augmente de 100.000 poignards à produire pour le 3 octobre, modèle n°6.
Dans le manuel du chef de section de 1916, cette arme est passée sous silence, seules les grenades sont évoquées pour les nettoyeurs.
L'écrivain Jean Bernier dans son roman autobiographique "La Percée" paru en 1920, écrit :
"Les nettoyeurs de tranchées : six hommes par section, pris par les meilleurs soldats...pour zigouiller tous les Boches laissés dans les tranchées conquises ou dépassées. Les égorgeurs, comme on les appelait à la compagnie : des jeunes de la classe 15 pour la plupart, fiers d'avoir été choisis et de porter dans la bande molletière gauche le coutelas classique des meurtriers.
Pour les Coutrots on dénombre :
Contrat N° 1 :
30.800 ex Par Chéron et Voigt à Thiers
15.000 Par Georges Pagé à Châtellerault
N° 1 bis
21.800 ex, dont
18.600 CV et 5.000 GP
N°2
16.900 ex, dont 6.900 CV et 10.000 GP
N°2 bis
chiffre inconnu
N°6 100.000 dont
55.000 ex CV et 45.000 GP
N° 7
environ 100 pièces.
Pour le Vengeur (mle 1916), il y a 14 fabricants, je ne connais pas les quantités, ni celles du couteau de boucher...

...Deux jours avant l'attaque de Champagne du 23 septembre 1915, le caporal Barthas est appelé aux bureaux de la compagnie
"Combien avez-vous d'hommes à l'escouade me dit le doublard (sergent-major).
-Quatorze, chef.
-Eh bien voilà quatorze coutelas, donnez-en un à chaque homme.
-Ce sont des armes d'assassins, et non de soldats ! M'exclamai-je.
- Peu importe, me dit le doublard en me poussant dehors, et gardez vos réflexions pour Vous."
...
La plupart s'en débarrassèrent, sans que personne n'en demande compte;
"Seul, à la 4e section, notre tartarin, le sous-lieutenant Malvésy avait pris le plus gros couteau et le portait ostensiblement accroché à son ceinturon"

Séraphin Rejony classe 1918 au 3e BCP aborde le cas des nettoyeurs de tranchées :

"-Vous n'aviez pas l'ordre de nettoyer les tranchées"
-Ah non, non, non! Il y en avait qui étaient pour, on les appelait...je m'en rappelle pas, "la compagnie"...Oh je m'en souviens plus ! Y en avait qui étaient exprès  pour nettoyer les tranchées, tuer les autres
-Ils faisaient comment ?
-A coups de couteau ! Ils tuaient ! Puis alors, ils avaient droit à une permission supplémentaire, quand ils partaient en permission.
-C'étaient des volontaires ?
-Des volontaires, oui, que le capitaine demandait, quoi ! Y en avait toujours ! Oh ! Je me rappelle pas comment on les appelait...
- Les nettoyeurs ?
-Comme ça oui, mais y avait un autre nom !
-Ce n'était pas dans les troupes coloniales qu'on avait ces nettoyeurs ?
-Non ! Non ! Dans tous les régiments  y en avait ! C'étaient des volontaires !...

...
-Ca ne faisait pas quelque chose d'achever les blessés par exemple ?
-Oh ben je sais pas, Faut ben croire que ça faisait rien du tout ! Y en a, ça leur faisait rien du tout, pour avir une permission ou quoi que ce soit."
...

...Pierre Néel, classe 1918 bataillon disciplinaire du 321e RI

"-En général, des têtes brûlées, ou qui n'avaient plus de famille, alors ils se fichaient de tout ! Ils s'en fichaient de tout
-Et ils en voulaient aux Boches ?
-Oh oui, ils en voulaient aux Boches ! Et ils voyaient que sa durait trop, et trop de camarades étaient tombés !
- Alors, c'était pour se venger ?
-C'était pour se venger, en somme.
-Et vous l'avez vu faire plusieurs fois, vous ? Dans les contre attaques, ces groupes ?
-Oh la la ! Combien de fois, malheureux, combien de fois !"

François Dutel, classe 1916, 9e régiment de Marche de Zouaves :

"-Ah on attaquait toujours à la baïonnette, tout le temps! et le fusil chargé !
-Et le couteau entre les dents ,
-Ah oui, quand on entrait dans les tranchées, pour nettoyer les tranchées ! Parce qu'ils en faisaient des terrassements ! C'étaient pas des feignants, hein !  Ah ! Tout ce qui était devant ne ressortait pas !  On les zigoullait ! C'était bien sauvage, mais c'était la guerre !
...
-Et vous, vous aviez mission de ne pas laisser de vivants?
-Ah non ! Tout tuer, tout tuer !
-Tout, c'était votre ordre ?
-Ah oui, oui ! C'était l'ordre ! L'ordre de tous les zigouiller ! On devait rien garder ! Rien laisser debout ! Oh ! On a bien tué ! Mon vieux !...
...
-Et votre sentiment, c'était quoi ?
-Tuer ! On voulait tous gagner la guerre !Allez ! Quand on pouvait, on massacrait ! On le faisait !"

J'avais déjà évoqué cette haine de l'ennemi dans mon post Chasseurs.

Après, chacun pourra se faire son opinion sur l'utilisation de ces armes...L'échantillonnage non exhaustif des textes n'est qu'égal aux nombres de sources consultées, chacun peut y ajouter sa part, ou compléter les chiffres de production, du "Vengeur" en particulier.
Il n'en reste pas moins, dans les témoignages de Barou, que les nettoyeurs utilisaient principalement la grenade pour "nettoyer", de différents modèles selon l'effet recherché, en restant alors dans les principes du manuel de 1916. Car il faut aussi beaucoup "de cran" pour manier le "surin"...

Sources :
Carnets d'un Tonnelier Louis Barthas
J'étais Médecin dans les Tranchées Louis Maufrais
Mémoires de la Grande Guerre Lucien Barou (187 poilus du Forez et de sa périphérie témoignent - 160 rencontres avec l'auteur et 27 écrits recueillis)
La Percée Jean Bernier, cité par L. Barou

bonjour

moi je n'y crois guère, et je l'ai toujours dit.
Utiliser un couteau pour tuer un homme au contact , ce n'est pas pour tout le monde, y compris à la guerre.

J'ai lu des témoignages, où il est raconté que les soldats désignés pour recevoir des couteaux lors des attaques en préparation s'en débarrassaient souvent discrètement. Pas l'intention de s'en servir, et craignant peut-être de se faire poisser avec un surin sur l'équipement, ce qui aurait sûrement fait plaisir aux mecs d'en face.

Pour les photos à l'époque, ça faisait guerrier, aujourd'hui ça fait plaisir aux collectionneurs de charger leurs mannequins, mais dans l'usage, je reste très dubitatif.

Bertrand

Bonjour Bertrand,
C'est pourquoi j'ai mis des avis différents dans les témoignages, et pour l'essentiel tous l'ont vu faire ou en ont entendu parler, de cet usage du couteau...
Les blessures par arme blanche sont minimes dans les sources de blessures durant cette guerre, voire inexistantes à certaines périodes de la fin de guerre, c'est révélateur, et à partir de l'été 1918, où les Allemands se rendaient plus facilement...
Attendons d'autres contributions.
Cordialement.
P. Lamy

"Sur cent hommes, dix ne devraient même pas être là, quatre vingt ne sont que des cibles, neuf seulement sont de vrais soldats, et celui là, celui là seul est le guerrier qui va ramener tous les autres" (Héraclite); cité par le colonel Goya; toujours d'actualité...